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Les premiers romans d’introspection canadiens-français

Avec la Deuxième Guerre mondiale, le roman du terroir pousse son dernier soupir. Le cultivateur tire sa révérence pour laisser place au citadin. Deux courants émergent: d’une part, le roman d’introspection – ou roman de l’inquiétude–, d’autre part, le roman de mœurs urbains – sur lequel je reviendrai un autre tantôt.

Les romans présentés ici ont un point en commun: ils scrutent l’intériorité des personnages, ce qui était nouveau à l’époque. Les sauts et soubresauts de la vie intérieure sont exposés, disséqués. Est-ce la lecture des Bernanos, Mauriac, Green, Sartre et Camus qui a poussé tant d’auteurs canadiens-français à se concentrer sur l’intériorité? Il y a certainement eu une influence. Les consciences sont tourmentées. La vie n’a pas de sens, sauf celui qu’on y trouve, quand on lui en trouve un. Ici, les auteurs sont plus soucieux d’exposer le sens d’une vie que de raconter la trajectoire d’une existence.

Ils posséderont la terre · Robert Charbonneau · 1941

André se raconte. Sa mère est morte en le mettant au monde. Son père l’a abandonné et a fini par se suicider. Disons que ça part mal dans la vie. André grandit auprès de ses grands-parents. Il a peu de confidents, sinon son cousin Fernand, son souffre-douleur, et Jérome, un camarade de collège. Pas de chance encore: la mort emporte les deux. Sa rencontre avec Edwart Wilding, un jeune bourgeois anglo-saxon en rupture de ban avec son milieu, comble un vide. Ensemble, ils dégustent la vie et découvrent les femmes. Un chassé-croisé amoureux trop long et compliqué à expliquer s’ensuit. Je te dis juste que chacun est amoureux des deux mêmes femmes. À la fin, l’un perd et l’autre gagne.

J’ai eu beaucoup de mal à m’y retrouver. La construction du roman est par moment boiteuse, lâche. Certaines incohé­rences m’ont fait tiquer. J’ai trouvé le style pompeux, beaucoup trop sage. Sans parler de l’intrigue, trop poussive à mon goût. Un personnage sort du lot: Ly Loridan. Cette jeune femme séparée – elle deviendra veuve à un moment donné –, vit librement, passionnément, sans se préoccuper des conventions. Elle laisse son fils en permanence chez sa mère, a une relation amoureuse avec un garçon beaucoup plus jeune qu’elle. Bref, cette Ly sort du cadre social étriqué de l’époque. C’est sans doute tout ce que je retiendrai de ce roman.

Pour la première fois depuis des mois, il avait agi sans se regarder. Il s’imagina pris dans ce mouvement, vivant vraiment. Les livres ne suffisaient plus; le monde restreint où il avait évolué depuis son retour du noviciat non plus. L’action, tout était là.

Rating: 1 out of 5.

Au-delà des visages · André Giroux · 1948

Le point de départ: Jacques Langlet, vingt-trois ans, a assassiné une jeune femme (Sa maîtresse? Une prostituée?) dans un hôtel de Montréal. Quinze chapitres présentent autant de perspectives, par personnages interposés, sur Jacques Langlet, dont nous n’entendrons jamais la voix. Tour à tour, le marchand de journaux, les parents, l’avocat, les amis élèvent la voix, y vont de leurs impressions sur l’assassin, ce que ce crime éveille en eux. Chacune se livre par la bande, dévoilant leurs pensées les plus secrètes. La critique sociale est acerbe. Je pense que ce roman d’André Giroux est le premier roman choral publié au Québec. Quelle découverte étonnante! Je ne m’attendais pas à autant de modernité, tant dans la forme – Giroux varie les genres: éditorial, soliloques, dialogues, lettre – que dans le ton.

Devant votre inexplicable façon d’agir, j’expérimente qu’il est bien vrai que l’on vit seul. Que, pour la plupart des gens, l’amitié n’est qu’un moyen élégant et commode de fuir la solitude. Et je songe que les bras d’une inconnue sont quelques fois moins trompeurs que certaines poignées de main ou que certaines effusions.

On a affirmé parfois, et peut-être l’avez-vous pensé vous-mêmes, qu’il se dégoûtait de la vie. C’est ridicule, c’est faux, c’est bête! Si l’on avait dit: une certaine forme de vie, une manière fausse de vivre sa vie, voilà qui aurait été vrai. Il détestait la vie mensongère telle que l’a édifiée une société qui ne tient pas à voir la vérité en face, qui ne veut même pas la regarder du tout, qui refuse simplement de l’admettre.

Le grand drame des humains, c’est bien leur impuissance à regarder au-delà des visages. Tous les isolements, tous les heurts, tous les conflits, toutes les séparations proviennent de cette imperméabilité des âmes. Et toutes les faillites, aussi.

Rating: 4 out of 5.

Mathieu · Françoise Loranger · 1949

Mathieu Normand, vingt-cinq ans, étouffe sous l’amertume, l’acrimonie et le cynisme. Son physique ingrat le rebute. Sa mère et lui côtoient les beaux milieux, même s’ils n’en font plus partie, étant « nés pour un petit pain ». Ses retrouvailles avec son cousin et sa cousine l’ébranlent. Danielle et Bruno ont reniés leurs racines bourgeoises pour trouver leur propre voie: le théâtre. Ils montent Ondine de Giraudoux et Les mouches de Sartre. Mathieu les jalouse, sans jamais l’avouer. Lui aussi, il aimerait trouver sa voie. Il se prend en main et s’enfuit. À deux doigts de mourir, il réalise qu’il tient à la vie. Un mentor vient à ce moment à sa rencontre et l’amène, après maints efforts, à s’aimer. La vie de Mathieu, de grisâtre et beige, se remplit de couleurs!

Le roman, le seul de Françoise Loranger, a pris quelques rides. À mes yeux, son principal intérêt vient des milieux qu’il dépeint et oppose: la haute bourgeoisie et le milieu culturel (théâtre, radio). La critique est sans nuances et virulente: les riches sont des hypocrites et la famille est le principal lieu de toutes les haines. Le roman remplit toutes les cases du roman d’apprentissage, avec les qualités, mais aussi les défauts que cela amène.

Deux choses que je retiendrai de ce roman.

Un personnage: celui de l’oncle Étienne. En apparence, le bourgeois type. Mais derrière le rideau, un être profond et complexe se dévoile.

Son expérience personnelle, acquise dès les premières années de collège, lui avait fait rapidement comprendre qu’il n’existait pas de véritables contacts entre les êtres humains et que chacun allait dans la vie séparé d’autrui par des cloisons étanches, impénétrables. Dès lors, renonçant à se faire comprendre, il avait tendu à ne chercher son bonheur qu’en lui-même. Le cherchant, il l’avait trouvé; l’ayant trouvé, il avait eu soin d’organiser sa vie de façon à être toujours heureux.

Un lieu: le camp d’athlétisme Rochat, inspiré par celui du Français Émile Maupas, à Val-Morin dans les Laurentides, à la mode dans les années 1920-1930. J’ignorais l’existence et la popularité de ce lieu. Mathieu s’y réfugie et, suivant la philosophie de l’athlète – un corps sain amène un esprit sain – devient un beau jeune homme musclé et décomplexé, ouvert à la vie!

Quand Rochat monologue, ça devient une pièce d’anthologie!

Ah! Les neurasthéniques, qu’on me les amène, je me charge de les délivrer de leurs toxines! Il n’y a pas d’angoisses métaphysiques dont je ne parviendrais à triompher par sudation! Disparues, les vaines craintes, guéri, le doute; fini, le désespoir! Mais allez donc dire cela aux névrosés! Ils préfèrent cent fois leurs miasmes morbides… Rien ne leur paraît moins romantique que la santé. Que penserais-je de celui moi-même, si je n’étais trop fatigué pour réfléchir?

Rating: 3 out of 5.

La fin des songes · Robert Élie · 1950

Marcel s’enlise de plus en plus. Malheureux en ménage, malheureux au travail. Son désir pour sa belle-sœur, qui le rejette après une partie de jambes en l’air, le pousse au suicide. Bernard, le meilleur ami, l’homme d’action ancré dans le réel, est tout le contraire de Marcel. À la lecture du journal intime de son ami, interrompu avant son suicide, Bernard réalise à quel point il était aveugle au mal-être de Marcel.

Lu à la fin de 2021, il ne me reste rien de ce roman, sinon une citation!

Il arrive un moment où il nous faut nous interroger sur notre vie. Nous nous apercevons qu’elle ne conduit nulle part, que nous n’avons plus de souvenirs ni même d’occupation pour nous distraire. Nous sommes seuls devant l’avenir ou, plutôt, tout notre avenir est ce que nous sommes. Pour la première fois, nous comprenons que personne d’autre que nous-mêmes ne peut nous sauver ni même sous soutenir.

Rating: 2 out of 5.

Le gouffre a toujours soif · André Giroux · 1953

Jean Sirois est marié et père d’un petit garçon. Jean, c’est un mou, un peureux, un dos courbé plein de scrupules, muni d’une bonne position sociale, mais à genoux devant Sirois, son patron intransigeant. Atteint d’un cancer du poumon incurable, il lui reste peu de temps à vivre. Il se traîne au bureau, craignant de perdre son travail s’il s’absente trop longtemps. Jusqu’à ce qu’il s’évanouisse et ne puisse plus quitter son lit. Une longue agonie s’ensuit.

Après Au-delà des visages, j’ai remis ça avec le deuxième et dernier roman d’André Giroux. Une fois de plus, je suis ébahie. Quoique plus traditionnel dans sa forme, le roman est bouleversant dans son propos. André Giroux est arrivé à relier tous les fils de la maladie (le déni, les faiblesses, le délire, la douleur, la foi, la peur, etc.). Il a incarné la maladie. Je n’ai jamais lu, dans un roman de cette époque, un amour aussi fort d’un père pour son fils.  

Il pourra vivre cent ans, il pourra séduire toutes les femmes qui croiseront sa route, pas un être au monde ne contemplera son visage, plus amoureusement, plus désespérément que ne l’a fait son père, en cette nuit unique.

Rating: 3 out of 5.

Poussière sur la ville · André Langevin · 1953

Alain Dubois, un jeune médecin, s’installe dans une petite ville minière avec Madeleine, sa fraîche épouse. Très vite, les liens entre eux s’étiolent. Madeleine s’ennuie. Pendant que son mari soigne et ausculte, sa femme tue le temps Chez Kouri, le restaurant du coin. Les mineurs lui tournent autour et Madeleine se sent vivre. Elle tombe en amour avec Richard Hétu, un camionneur. Elle va jusqu’à l’amener à la maison, au vu et au su de tous. Alain aime sa femme. Il l’aime comme on aime un animal sauvage impossible à apprivoiser. Pour ne pas la perdre, il supporte ce que le village qualifie d’insupportable et d’inadmissible. Pour passer à travers sa peine et son désarroi, il boit. Le curé du village force Richard à se marier à une brave fille du coin. Plutôt que d’étouffer le scandale, la situation attise le feu. Madeleine pense revenir vers son mari, mais elle ne l’aime plus, ne l’a sans doute jamais aimé. Désespérée, elle tente de tuer son amant et se suicide. Malgré le qu’en-dira-t-on, Alain décide de rester au village. (Pourquoi partir? Cela ne saurait être mieux ailleurs.)

Poussière sur la ville est un roman important, marquant, qui donne tout l’espace au monologue intérieur – une rareté dans le roman canadien-français. Un roman d’ambiance, dans lequel les lieux pèsent sur les consciences. Une scène est particulièrement éprouvante: celle où le médecin met au monde un hydrocéphale.

Partir. Mais je ne puis pas quitter tout cela sans avoir vu clair. J’émerge de ma stupeur enfin, je cesse de vivre au ralenti, mais tout se confond, se mêle. Arrêtez le kaléidoscope. Je veux voir les images une à une, leur donner un sens. Pour m’assurer de ma qualité de vivant, il me faut la logique de la vie. Je dois sortir du cercle, prendre plus de recul encore. Au début, il y avait le bonheur, l’inconscience. Il y avait les sentiments que nous n’interrogions pas, notre passivité, notre ignorance l’un de l’autre, notre bonne nature. Le divan rosé ne possédait pas l’identité qu’il a maintenant. La médiocrité. Peut-être. Mais le bonheur peut-il avoir une autre qualité que celle-là? […] Le téléphone. Mais, oui, la vie reprend. Et il faut la vivre. Marie Théroux me fait le don d’accoucher dès maintenant. Je resterai. Je resterai, contre toute la ville. Je les forcerai à m’aimer. La pitié qui m’a si mal réussi avec Madeleine, je les en inonderai. 

Rating: 4 out of 5.

© unsplash | Annie Spratt

12 comments

  1. Une belle idée cette sélection ! Cela permet de découvrir les classiques canadiens dont j’ignore tout.

  2. Je m’aperçois que je ne connais pas la littérature canadienne et intéressant de découvrir ces romans par thème… N’étant toujours pas informée des nouvelles parutions et comme je suis sur mon téléphone je ne m’étendrais pas trop mais à te lire je me suis doutée de ceux qui avaient retenu ton attention…..

  3. bon le premier, tu l’as pas aimé ! sinon, on sentait que tu aimais de plus en plus tes lectures sauf celui lu et tout de suite oublié. En lisant les extraits, je ne vois pas beaucoup d’expressions «locales» ou alors elles sont dans les échanges ou c’est encore trop tôt ? contente d’avoir pu t’écouter en parler, maintenant j’imagine que tu es passée à autre chose !

    1. Tu as raison. Ici, les expressions et tournures locales sont plutôt rares. La raison est simple: les auteurs, inspirés de la France, veillent à bien écrire et bien parler. De plus, comme les intrigues se déroulent dans un milieu plus bourgeois que populaire, on y parlait bien.
      Mon dernier billet portera sur le roman urbain en milieu populaire. Ce sera le retour du parler «vrai»!

    1. Tu aimes la littérature québécoise et cet auteur figurerait bien dans tes classiques Il y a des romans qui, malgré les années, ne prennent pas une ride (ou un pli). C’est le cas avec ceux-ci.

  4. Que de découvertes! Tu m’impressionnes…
    Même si la lecture de La fin des songes ne t’a pas laissé un souvenir marquant, rien que la citation vaut la peine d’être lu. Je la trouve très juste.

    1. Ce que je suis contente de te lire. J’espère que tu vas bien. J’étais inquiète et pensais te faire signe, mais je craignais un brin que tu te sentes envahie…
      Même si ces lectures ne m’ont pas toutes emballées, je garde de chacune un petit quelque chose, dont une citation sensée

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